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je veux rentrer à la maison

dimanche 6 mars 2016

Hubert est un des derniers fermiers du village, qui en comptait, il y a moins d’une vie d’homme, plus de vingt. Son exploitation périclite : il n’est pas à jour : la paperasse l’ennuie, il travaille, un peu dans le vide, pour payer tant bien que mal les amendes qui s’accumulent.
Il affirme, péremptoire, sourcil froncé, front plissé, lors d’une conversation qui s’improvise à propos des petits qui sont là : « tu sais, un arbre qui pousse de travers ne se redresse jamais ». Un peu plus tôt, Michel, qui a connu dans son enfance les foyers, assurait : « tu sais, c’est bien de s’occuper des oiseaux tombés du nid. Tu dois savoir que peu d’entre eux s’envoleront un jour, une aile cassée ne se ressoude pas souvent très bien ».
Un arbre élancé, vertical, c’est beau. Un fermier prospère, c’est préférable. Un oiseau qui vole, c’est beau. Mais qui a dit que c’était nécessaire. J’ai bien connu une corneille paresseuse, je fréquente des cultivateurs sans le sou, et mon ami réserve un sort esthétique aux troncs originaux. Qui a dit qu’il fallait de l’argent ? Qui a dit qu’il fallait un boulot ? Qui a dit qu’il fallait être heureux ?
Et si quelqu’un l’a dit, a-t-il regardé un peu autour de lui avant de se prononcer ? A-t-il vu le monde comme il est ? Les ventes d’armes et d’antidépresseurs cartonnent. La misère et l’opulence détournent les humains de l’essentiel. Le travail, n’en parlons pas : soit il manque, soit il aliène et détruit. Le bonheur, est-ce celui que la modernité propose, bouffi d’égoisme, satisfait de consommer ?
Les familles d’où viennent nos petits ne volent pas bien haut, ne poussent pas droit, ne sont pas des modèles de gestion. Un juge, alors, décide qu’il faut, pour leur bien, en écarter les enfants, ou bizarrement, l’un d’eux. Le voilà embarqué dans la ronde des placements/déplacements. Quand ils ont méthodiquement fait la preuve qu’ils sont indésirables, ils arrivent à la Maison Deligny.
Nous nous gardons bien de dessiner avec eux des projets d’avenir : ce que le présent nous en dit ne pousse pas à l’optimisme. Nous n’avons rien à leur transmettre. Nous n’avons pas de leçon de citoyenneté à leur proposer.
Notre objectif est plus humble, mais aussi plus précis. Faire en sorte que cette journée qui commence soit ronde, et non pas tendue vers un but. Qu’elle soit sans souffrances, sans petite ou grosse connerie. Qu’elle permette la rencontre d’un début de fierté, d’un début d’amitié, d’un début de joie. Puis qu’elle s’achève tranquillement, et ouvre la porte d’un sommeil paisible, celui que procure la tranquillité de l’âme, comme dit Sénèque.
Puis, s’il vient un temps où le désir d’être ailleurs est plus fort, il est temps de préparer le départ, vite, pour ne pas éparpiller cette petite collection de débuts minuscules ,pour ne pas permettre à la mélancolie de les ternir.
Il est rare que le départ soit l’occasion de tenter le retour en famille, car cette dernière n’a pas marqué beaucoup de points pendant le séjour du gamin ici. Elle ne s’est pas redressée, ni envolée, ni enrichie, en rien.
Il nous arrive de penser qu’au fond, le juge n’y connaît rien en oiseaux cloués au sol, en arbres tordus. Il nous arrive de penser que c’est peut-être dans le pauvre maquis à ras de terre qu’ils pourront le mieux faire quelque chose des possibilités d’existence qui leur ont été offertes, et qu’ils ont refusées, au bout d’un temps, parce qu’ils n’étaient pas chez eux. On a besoin d’être quelque part chez soi pour, éventuellement, désirer être ailleurs. Tandis que l’ailleurs, s’il est imposé, ne produit rien d’autre que le désir de rentrer à la maison.