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Être acteur

lundi 25 mai 2015

Quand on lui fait remarquer que son école offre de bien belles options (tailleur de pierre, menuisier, maçon), il répond qu’il s’en fout, qu’il est fermier. C’est vrai qu’au temps pas très lointain où l’école ne voulait plus de lui, il a postulé comme valet de ferme, à l’ancienne, chez des amis agriculteurs, qui ont accepté le pari. Et depuis, quand il ne prend pas le bus des écoliers, il saute dès l’aube sur son vélo, et se précipite vers la salle de traite. Quand le fermier lui dit qu’il y a du travail pour lui toute la journée, c’est fête. Il enfonce les piquets, trie le bétail, soigne les veaux. Il organise son temps en fonction. Il connaît tous les agriculteurs du coin, conduit le tracteur et le « bulbe », s’imprègne de toutes les facettes de son nouveau « métier », et des effluves aussi. C’est un petit paysan, fier de son état.

Quand François lui a dit que le vieux Renault, deux fois plus âgé que lui, était à vendre, l’idée a tracé son sillon dans son imagination fertile. Il s’endort avec le tracteur, se réveille avec lui.
C’est vrai qu’elle est belle, l’image : le Petit au volant de l’ancêtre. Juste deux ou trois petites choses à préciser : la clé est enserrée tant que tu n’as pas le permis de conduire, toujours un adulte avec toi, et pas rouler sur la route. Puis aussi, le financement. Tu gagnes un quart avec ton travail à la ferme, rends-toi utile et fiable. Tu gagnes un quart avec ton travail à Périple : deviens autonome et responsable. Tu trouves des mécènes pour le troisième quart : travaille tes relations et ton argumentation. Le dernier quart, on te l’avance, et tu as toute la vie pour le restituer : cultive la mémoire. En voilà, des compétences terminales, comme disent ceux qui mettent des mots sur l’éducation, à défaut d’obtenir des résultats concrets.

Un tracteur à soi, à treize ans, voilà une idée… baroque. L’essentiel, des parents, de la patience et de la douceur, il s’en est passé. Le superflu l’indiffère : jamais de nouveaux vêtements, un confort très sommaire, pas d’écrans. Cela aurait pu être un piano, ce sera un tracteur. Privé de son enfance, il rattrape le coup en choisissant comme jouet un outil. C’est plus prometteur que le contraire, si fréquent. Et le rêve qu’il formule éveillé tient dans les services qu’il va pouvoir rendre. C’est une façon d’être important. On le soupçonne de souhaiter, revanche minuscule, que les gamins de son âge, le voyant passer pétaradant, trouveront un peu vaine leur tablette dernier cri. Mais ça aussi, c’est un rêve. Le goût du concret n’est pas à la mode dans sa génération aux préoccupations plutôt virtuelles. Il est quelque peu archaïque, et ce n’est pas la moindre de ses qualités.

Mais enfin, un tracteur à treize ans ! Un enfant ! Il n’est pas un enfant, puisqu’il n’en a pas les droits : l’administration qui le place ici estime qu’il peut vivre sans un euro. Qu’il est supposé se débrouiller sans elle. Fièrement campé, bottes boueuses et paille dans les cheveux, dans sa singularité, il préfère regarder le monde depuis le siège d’un Renault antique er agricole, et se rire des ornières dans lesquelles l’ont laissé les fonctionnaires.