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à la verticale de soi-même

lundi 4 mars 2013

Marcher, c’est faire l’expérience du réel. Non pas la réalité comme pure extériorité physique, ni comme ce qui compte pour un sujet, mais la réalité comme ce qui tient bon. Chaque pas permet d’en faire l’épreuve, à chaque pas, c’est tout le poids du corps qui trouve appui, rebondit, prend son essor.

 Ce que d’autres appellent réalité, c’est pour lui un enfer. Devenir diable pour y tenir une place ? Ne nourrir que des rêves déconnectés et sombrer dans la folie ?

Cette expérience physique du réel amorce un mouvement d’aspiration, une pompe métaphysique qui remplit la tête, en même temps qu’elle la vide pour la rendre disponible, de la présence du monde. On perd peu à peu, tout au long du chemin, son identité et ses souvenirs, pour ne devenir plus qu’un corps interminablement marchant.

 C’est une nécessité vitale d’en sortir. Avec beaucoup de chance, l’issue peut prendre cette figure imprévue de l’hapax, choc authentique qui éclaire brutalement la scène. Cette chance est rare.

« la vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir », note Nicolas Bouvier.
Arriver en marchant jusqu’au lieu dont on a rêvé tout le jour, dont on a imaginé longtemps le dessin, illumine en retour le chemin. Et ce qui fut accompli dans la fatigue, parfois l’ennui, face à cette présence absolument solide qui le justifie, devient une série de moments nécessaires et joyeux. Marcher rend ainsi le temps réversible. Et si la joie, comme l’affirme Spinoza, est l’accomplissement d’une affirmation, à l’opposé de la passivité des affects tristes, elle est, dans la marche, la basse continue de la certitude d’exister. L’homme qui marche tout le jour est devenu serein le soir.

 Alors il reste à aller quelque part, appareiller. Peu de préparatifs sont réellement nécessaires.

Et le territoire ? S’il est conçu comme espace, c’est l’individu qui le construit, à sa mesure. C’est tout le contraire d’un territoire qui cloisonnerait l’activité humaine sur un espace préalablement défini et limité. Le territoire est la somme des endroits où l’on a quelque chose à faire, que l’on a simplement à parcourir, et ses limites fluctuent. La libre circulation dans un territoire qui n’est ni à conquérir ni à défendre devient un des gages du fonctionnement social, dès lors que marcher est une activité.

 La ligne n’a pas à être droite, ni à filer à l’horizon. Le zig zag, la ligne brisée, le cercle, conviennent tout autant.

Quant au confort qui accompagne la marche, il est éclairant de se tourner vers l’expérience des cyniques de la Grèce antique, qui prenaient le chien comme modèle, faisaient valoir par leur vie grossière et rustre l’expérience de l’élémentaire, confrontés aux éléments dans toute leur force, leur brutalité : le vent glacial, la pluie battante, le soleil de plomb. L’élémentaire, c’est la vérité de ce qui tient, résiste, ne dépend d’aucune circonstance.

 Cela règle la question de l’équipement et des moyens, puisque dans la marche, l’expérience du dénuement, de la fragilité, et de la légèreté qui en résulte importe autant que le chemin.

Dans la quête du nécessaire, le dénuement ne s’impose pas comme une fatalité. Il se découvre, se débusque, se conquiert, au-delà de l’utile, et renverse sa propre signification.

 Quand enfin il pose son sac et délace ses godillots éprouvés, même s’il considère avec fierté l’exploit accompli, et c’en est un, il ne sait pas encore que le plus dur reste à faire : vivre aussi sans marcher, ou ne plus arrêter, habiter le chemin, au moins par métaphore. On rêve pour lui qu’il choisisse de devenir vagabond, nomade et non plus errant. On a de belles et futiles missions à lui confier : des lettres et des colis à porter, des amis à visiter, des paysages à découvrir. Mais on sait que le poids de l’inertie, souvent, est supérieur à la joie entrevue dans la marche, quand on s’arrête pour souffler un peu.

Marcher, c’est demeurer longuement à la verticale de soi-même, sans avoir été envahi ni aliéné.


L’essentiel de ce texte a été puisé dans Marcher, une philosophie, de Frédéric Gros (Carnets Nord, 2009) et le titre est emprunté à H.D. Thoreau...