Accueil > Maison Deligny > devenir animal > l’enfant tique, fiction

l’enfant tique, fiction

lundi 4 mars 2013

Un cheval de trait ressemble en beaucoup d’aspects davantage à un boeuf qu’à ses congénères : il est plus lent, plus lourd, plus apte à tirer des poids lourds. Mais il reste néanmoins cheval. Ce n’est probablement pas une surprise, mais tous les chevaux ne sont pas pareils. Ce serait aussi incongru de demander à un cheval de trait de gagner une course de vitesse que d’atteler un pur sang arabe à une charrue. Mais ce serait tout simplement violent de fouetter le cheval de trait ou de le doper pour qu’il ressemble aux autres chevaux.

Imaginons un garçon qui ressemble à une tique, par exemple. Libre aux âmes sensibles de s’indigner qu’on compare un être humain à un insecte qui représente pour nous quelque chose de dégoûtant. Peut-être cette indignation facile masque-t-elle quelque chose de vraiment dégoûtant.

Trois causes peuvent affecter la tique : la lumière, l’odeur et le toucher. Attirée par la lumière, elle grimpe dans un buisson ou dans un arbre et se dirige vers son extrémité. C’est nécessaire pour la suite. Puis, quand elle perçoit l’odeur d’un animal, et se laisse tomber, en chute libre, pour ensuite trouver l’endroit adéquat et percer la peau de sa proie. Les sons et les bruits n’affectent pas la tique. Elle n’est pas sourde. C’est juste que dans son milieu, dans son univers de signes perceptifs et actantiels, il n’y a pas de sons. C’est tout. La chauve-souris s’oriente par écholocation, ce qui est en revanche inaccessible à l’être humain. C’est pas pour autant qu’on se considère sourds.

Revenons à la tique. Quand elle réussit à percer la peau de sa proie, elle commence à sucer lentement le sang de l’animal. Elle ne goûte pas la différence entre le sang et le lait par exemple, mais elle peut sentir une différence de température. Le goût ne l’affecte pas. Puis, satisfaite, elle se laisse tomber, pond ses oeufs et meurt : sa vie est réalisée.

Il se fait qu’il y a beaucoup de tiques et pas tellement d’animaux qui passent dans leurs environs. Il est fort peu probable qu’une tique tombe sur un animal. C’est pourquoi elle peut se mettre en veille pendant des années, attendant un signe perceptif qui annonce la venue de la proie, sans laquelle elle meurt de faim.

Si la tique était humaine, elle sentirait sans doute quelque chose d’étrange. Elle se rendrait compte que chasser une proie, c’est préparer sa mort. Une tique satisfaite, comme on a vu, n’a plus grand-chose à faire. Pour un être humain, cependant, la mort représente autre chose que pour une tique. Et s’il sentait que la satisfaction est la dernière étape avant la mort (ce qui n’est pas si étrange que ça, si on y pense), son désir de vivre lui imposerait une insatisfaction. Si on imagine un garçon-tique, par exemple, il serait tiraillé entre le comportement d’une tique (qui tend vers la satisfaction-tique) et le désir de vivre humain. Ça donnerait quelque chose comme un garçon qui tente de trouver des proies mais qui s’efforce de ne pas arriver au stade de la satisfaction.

Pour en sortir, le garçon-tique devrait apprendre que la satisfaction ne tue pas, se détendre, permettre qu’une certaine gaieté le traverse sans péril. On pourrait imaginer qu’il joue, par exemple, et qu’il prend plaisir dans le jeu même, sans établir la relation tique-proie avec son compagnon de jeu. On pourrait imaginer qu’il joue seul. Il sentirait lors ce moment de plaisir, de gaieté, qu’il est autre chose que tique aussi, puisqu’il n’en meurt pas.

Et le garçon-tique reste garçon, probablement tique aussi, mais qu’est-ce qu’il peut devenir de plus ?
C’est un exercice de multiplication, et non de réduction. L’appel, c’est « deviens ! » et non « ne sois pas ! ».

Vous vous indignez qu’on parle de tiques et de garçons, voyons : lors de vos visites, vous dites que c’est un garçon aimable, qui a besoin d’aide. Mais vous arrivez une heure en retard et vous partez une heure plus tôt, et vous revenez un mois après, peut-être. Lors de sa « prise en charge » que vous organisez, vous dites qu’il n’est pas comme les autres garçons, qu’il faut le mettre ailleurs, en psychiatrie, peu importe, mais pas chez vous. Parce que c’est vrai, c’est un garçon, mais pas exactement comme il devrait être. Pour parler en métaphores, c’est un cheval de trait qui ne court pas aussi vite qu’un cheval normal. Et vous lui administrez des piqûres, mais il ne court toujours pas comme vous le voudriez.

Et si l’exercice, c’était de tenter une vie avec un cheval de trait, ou une tique, ou n’importe quel animal que nous sommes, et de voir comment cette vie s’organise ? Et d’observer et d’être aux aguets (plutôt que de juger), de rugir, chanter, de piaffer (plutôt que moraliser), dévorer, brouter, sucer, (plutôt que consommer) galoper, voler, zigzaguer (plutôt que conduire) en cherchant notre chemin ?